Le rôle de la personne handicapée dans la formation des aidants

Assise Nationales de la Vie à Domicile

Salon Autonomic, vendredi 14 juin 2002

Tentatives pour accompagner les "aidants"
En quoi la personne handicapée, avec sa capacité d’expertise, peut-elle devenir le formateur des aidants ?

Professionnel du handicap avant d’être handicapé, j’ai donc été aidant avant d’être aidé. Je suis passé d’un côté à l’autre brutalement à la suite d’un accident de la route. J’ai depuis effectué des études universitaires pour mieux comprendre l’impact du handicap sur la psychologie personnelle et dans les rapports sociaux, et c’est en cherchant à comprendre pourquoi l’autre, éprouve des difficultés à entrer maintenant en communication avec la personne que je suis que j’ai été amené à identifier les éléments qui " parasitent " la communication entre les personnes non-handicapées et celles qui sont dites l’être. Dans ce champ de réflexion, les relations entre l’aidé et l’aidant ont évidement été au centrales.

Les professionnels présents ici interviennent auprès de populations très diverses, et je tiens à préciser que mon intervention se situe sur la base de l’expérience des personnes handicapées motrices adultes et responsables qui souhaitent continuer de pouvoir maîtriser leur vie. C’est ce point de vue-ci que je communique. Il est évident qu’il sera différent pour les personnes âgées très lourdement dépendantes vivant à domicile, pour les enfants, dans le cas de phases hospitalières, à l’occasion de la sortie d’hôpital ou de médicalisations très lourdes. Chaque situation a sa particularité. Par contre, à partir de ce que je vous rapporte en ce qui concerne et ce qui est exprimé par les personnes handicapées les plus autonomes, il semble qu’il y ait un certain nombre de pistes à explorer intéressantes à rapporter à d’autres populations.

Le point sur lequel je voudrais tout d’abord insister, c’est l’inversion possible des statuts : le changement d’étiquette. Si la personne handicapée, l’usager, devient formatrice, elle devient l’aidant. Cette position propose donc une inversion des rôles ; du statut d’aidant, l’usager formateur vous impose, à vous professionnels, de passer à celui d’aidé pour le temps de la formation. Cette inversion est un enjeu essentiel de la formation des professionnels par les usagers, et répond à un certain nombre de règles.

Pour celles-ci, je ne citerai que celles que nous avons pu mettre à jour au travers de notre action au GFPH, et dont l’objectif est favoriser la maîtrise de leur vie par les personnes handicapées elles-mêmes.

Ce qui m’a frappé, après avoir été infirmier, donc aidant, et après avoir fait des études universitaires sur mon expérience du handicap et de la dépendance, c’est l’impact de ma position de formateur auprès des aidants ; qu’ils soient infirmiers, assistants sociaux ou auxiliaires de vie.

Notre problème à nous, personnes handicapées, c’est que nous sommes continuellement en situation de demande d’aide vis-à-vis des professionnels, et ce qui est le plus intéressant dans les formations que nous dispensons, c’est que pour un moment les relations de pouvoir sont inversées. Ce n’est plus vous qui allez m’aider, mais c’est moi qui vais vous aider, et cette expérience est à elle seule formatrice. L’inversion des rapports de pouvoir est formatrice en elle-même, parce qu’elle engage à une humilité de la part de l’ensemble des acteurs, et que cette situation favorise la mise à jour et la maîtrise des problématiques de la relation d’aide.

Face à un groupe en formation, je suis toujours fasciné de constater le pouvoir auquel je peux accéder par la simple parole, et je reste parfois préoccupé par les limites que je dois m’imposer pour ne pas prendre complètement le pouvoir sur le groupe. Un bon orateur peut emmener un groupe dans différentes directions à sa guise et, l’Histoire l’a parfois douloureusement montré, un bon orateur est aussi un bon manipulateur, souvent malgré les membres du groupe.

C’est aussi pour cela qu’il est intéressant pour l’usager de se mettre, lui, pour une fois, dans la position de l’aidant pour ressentir cet enivrement du pouvoir sur l’autre. C’est aussi pourquoi j’alerte les professionnels et les personnes non-handicapées en général, sur ce danger caché au fond de chacun d’entre nous, et que la première personne dont il faut se méfier dans la relation d’aide, c’est soi-même. Chacun d’entre nous est en effet soumis à des réactions instinctives, je ne veux pas dire naturelles, qui le conduisent à prendre le pouvoir sur celui qui est plus faible, et il faut qu’à chaque moment chacun puisse interroger son attitude face à celui qui est plus dépendant, tout simplement parce qu’il peut facilement " dépasser les bornes ". Cette surveillance de soi-même réclame beaucoup d’humilité et est une position souvent très difficile.

Lorsqu’une personne éprouve beaucoup de difficultés à attraper un objet ou à faire un geste par elle-même, il est difficile de rester à côté et de retenir son envie de l’aider, mais sa dignité, c’est de le faire par elle-même, même quand c’est aux prix d’efforts que nous n’envisagerions pas pour nous-mêmes. Face à la dépendance, l’acte qui semble le plus difficile est d’apprendre à maîtriser l’envie de se substituer à, et cette maîtrise de soi-même par rapport à la dépendance de l’autre est un des plus difficiles apprentissages de la position d’aidant.

Le rôle de l’usager, de notre point de vue associatif et militant, a pour objectif de permettre aux personnes handicapées de garder la maîtrise de leur environnement, et donc de l’intervention des aidants.

Toutes les propositions d’aide, dans la rue, n’importe où au quotidien, chaque personne handicapée doit apprendre à les maîtriser. À ma sortie d’hôpital par exemple, je téléphonais toujours avant de me rendre quelque part pour demander : " Est-ce que c’est accessible ? Est-ce que je vais pouvoir avoir un coup de main ? Excusez-moi je ne peux pas aller chez vous car le suis en fauteuil roulant, etc … " . Et puis, à mesure de mes expériences, je me suis rendu compte que cette démarche était erronée, et que si je veux garder la maîtrise de ma vie, il s’agit, quand j’arrive dans un endroit qui n’est pas accessible, de simplement me dire que ce n’est pas de ma responsabilité mais " leur " problème. Si ce n’est pas accessible, surtout si c’est une administration, je prends plaisir à arriver dans les lieux sans téléphoner, car ce n’est pas de ma faute et je n’ai pas de culpabilité à porter en moi. En tant que citoyen, j’ai des droits et je dois pouvoir circuler librement … Quand mon hôte me dit du haut des marches qui m’empêchent d’accéder à son bureau : " Mais comment allons nous faire ? Vous ne pouvez accéder ! ", je lui réponds : " Comment allez VOUS faire ? Car VOUS avez un problème pour m’accueillir ".

Quand j’ai suivi des cours sur l’éducation " spécialisée " à L’Université Lyon2 par exemple, mon professeur et mes collègues me portaient pour monter les quatre étages qui nous séparaient de la salle de cours. Une fois arrivé en haut, je prenais chaque fois un malin plaisir, à m’inquiéter de mes quatre porteurs essoufflés : " Mais l’accessibilité, c’est un problème pour qui ? … Moi ça va, merci. Mais vous, vous avez l’air très fatigué ! ". Mettre dans les mains de l’aidant cette responsabilité est efficace à plus d’un titre. Ce n’est plus ici une inversion des rôles, mais une répartition des responsabilités, et à chaque fois j’ai le sentiment d’aider ceux qui m’aident à identifier l’origine environnementale de mes difficultés : " Oui, effectivement, la prochaine fois que nous aurons une intervention sur l’accessibilité, nous y penserons. ".

Ce qui nous préoccupe au GFPH, c’est de rendre la personne handicapée plus " efficiente " dans sa façon d’agir sur les autres et sur le monde, notamment en adoptant ce type d’attitude moins " assistancielle " et plus responsabilisante pour autrui.

Vivre avec les personnes handicapées et aider les personnes en situation de grande dépendance, c’est difficile pour tout le monde. C’est d’ailleurs pourquoi je considère souvent, qu’une fois que la personne handicapée s’est adaptée à sa condition de vie, c’est de l’entourage proche dont il faut s’occuper, les personnes qui les aiment et qui vivent au quotidien avec elles : leurs enfants, leurs conjoints et conjointes, les membres de leurs familles, leurs amis ... Car elles aussi doivent apprendre à gérer frustrations et souffrances.

Quand je sors et que je suis accompagné, lorsque c’est inaccessible, les personnes qui m’accompagnent subissent elles aussi les conséquences de ma situation de handicap, car elles non plus ne vont pas manger le menu qu’elles auraient aimé apprécier, et qu’elles non plus ne pourront voir le film qu’elles avaient choisi.

Ce sont donc aussi les personnes qui m’accompagnent qui subvissent les conséquences de situations de handicap que je rencontre. Moi, c’est ma condition de tous les jours et j’ai mis de longues années pour apprendre à vivre avec, mais j’ai l’occasion de me battre tous les jours contre " ça ". L’autre, à côté, semble lui beaucoup plus démuni et je me suis toujours demandé de quels outils il disposait face à ces situations-là.

La souffrance de l’entourage proche m’interpelle maintenant plus que celle des personnes handicapées. L’aidant ou la personne de mon entourage, à côté, cherche la réponse à beaucoup de questions et je n’ai toujours pas trouvé les réponses à lui apporter, si ce n’est de lui proposer d’échanger avec d’autres proches de personnes handicapées qui ont partagé des expériences avec elles et surmonté les difficultés. Elles seules sont susceptibles d’apporter des éléments d’information utiles à ceux qui m’entourent.

Les aidants aussi ont besoin d’une aide. Le problème est que celle-ci n’est souvent pas reconnue. Il faut donc favoriser les réseaux d’échanges d’expérience entre ceux qui vivent au quotidien avec les personnes handicapées : les époux(ses), les enfants … Quoique chez les enfants de personnes handicapées, j’ai rarement rencontré de très grandes souffrances liées spécifiquement aux situations de handicap d’un ou des deux parents. Des frustrations, oui, mais pas plus que chez d’autres enfants. Pour l’éducation des enfants, quand l’amour est là et qu’il circule, l’essentiel est donné.

En ce qui concerne les personnes handicapées dans le rôle de formateurs des aidants, ce qui nous préoccupe le plus c’est de leur en donner les moyens. J’ai toujours été fasciné de voir qu’à leur sortie d’hôpital, et ce quel que soit leur statut social, des personnes devaient devenir des employeurs qui sachent gérer des bulletins de salaire, qui doivent connaître la législation du travail, savoir identifier leurs besoins, donner un certain nombre de directives aux aidants … C’est tout un rôle d’employeur que la personne handicapée doit apprendre.

C’est pourquoi, une de nos préoccupations à travers les actions associatives, est de former les usagers, les personnes handicapées, à pouvoir mieux identifier leurs besoins et mieux transmettre leurs demandes aux personnes de leur entourage. Apprendre à demander est fondamental.

Il est évident que dans l’éducation des enfants vers l’autonomie, l’injonction habituelle est : " On ne demande pas, on fait par soi-même ". Si, dans l’éducation d’un enfant handicapé, nous faisons passer ces mêmes schémas, ces mêmes volontés éducatives, nous ne lui donnons pas les outils qui lui seront utiles, car une personne handicapée, dans son quotidien, doit d’abord apprendre à savoir demander, et savoir demander une aide est souvent un art.

Il y a différentes façons de demander du soutien, voire de le refuser, et s’il faut apprendre à demander de l’aide, il faut aussi apprendre à la refuser et à la diriger.

Des personnes se proposent régulièrement pour m’aider, de façon tout à fait solidaire et dans un vrai esprit de générosité il est vrai, mais le problème est que ceux qui se proposent spontanément sont parfois submergés par une émotion qu’ils contrôlent mal.

Un exemple : Un jour que j’attendais patiemment le passage du feu tricolore au rouge pour traverser la route, et avant que je n’ai pu réagir, une dame m’a emmené de l’autre côté de la chaussée … ! Le problème c’est qu’elle ne m’a pas conduit où je voulais aller, mais à gauche alors que je voulais aller à droite. Il a donc fallu que je refuse son aide, et ce refus peut être vécu très vexant pour la personne qui propose son aide. Il ne faut pas que je passe pour un râleur et m’entendre dire : " Les personnes handicapées, c’est toujours pareil, on veut les aider, et elles râlent".

C’est vrai, mais si nous sommes parfois perçus comme des râleurs, c’est que nous devons l’être si nous voulons garder la maîtrise de nos vies. Ce que nous avons à apprendre, c’est à être des râleurs diplomatiques. J’ai maintenant appris à dire : " Excusez-moi Madame, mais ce n’est pas comme ça qu’il faut faire, si vous le voulez, je vais vous montrer, car ce qui m’intéresse c’est de pouvoir aller où je veux ". Une des caractéristiques de la vie autonome avec une déficience, c’est qu’il faut apprendre la diplomatie. Je l’ai apprise sans être très diplomate de nature et je reste encore un peu direct et directif, mais j’ai le sentiment que c’est aussi ce qui m’a aidé. C’est ce qui me permet de rappeler aux autres que dans le fauteuil qu’ils veulent pousser et emmener de l’autre côté de la route, il y a un individu qui fait ses choix et qui a ses désirs.
Les aidants doivent porter une grande vigilance à ne pas enfermer l’aidé dans leur volonté d’aide, mais doivent chercher à agir pour soumettre leur soutien aux désirs des personnes handicapées. Souvent les personnes handicapées éprouvent des difficultés à identifier leurs désirs et leurs envies, et c’est pourquoi le GFPH leur propose des formations dont un des buts est qu’elles prennent conscience de leur droit d’avoir des désirs, et de les exprimer.

Le plus grand service que nous puissions rendre aux personnes en situation de dépendance, c’est de leur donner l’opportunité d’aider l’autre. C’est valorisant pour tout le monde et tout le monde y apprend. Se faire aider par une personne qui d’habitude se trouve en situation de dépendance, c’est inverser les rôles et une situation fondamentale d’apprentissage. Toute la valeur de la formation de l’aidant par l’usager se tient ici. Mettre une personne handicapée en situation d’apporter de l’aide à un professionnel, c’est lui permettre de retrouver la fierté d’être ce qu’elle est, c’est lui ouvrir les portes d’une meilleure assurance en ses capacités. L’usager devient alors un meilleur collaborateur dans le travail du professionnel et non plus simplement l’objet de l’aide.

Je vous encourage donc à travailler dans ce sens pour prévenir les situations de conflit, car il est évident que l’on instaure un dialogue en générant ces inversions de situation, et qu’il n’y a rien de plus satisfaisant pour les usagers de l’aide personnelle que d’aider quelqu’un de temps à autre. Comme il n’y a rien de plus satisfaisant pour moi, lorsque j’arrive devant une porte et qu’une jeune femme veut l’ouvrir, de lui dire par galanterie : " Je vous en prie Madame, après vous ! ", c’est-à-dire de tout simplement de restaurer l’humanité dans la relation. Je deviens à nouveau humain parce que je respecte les codes sociaux ordinaires.

Nous pouvons donner de nombreux exemples de ces inversions des positions de pouvoir, … 

Une grande satisfaction, par exemple, a été un jour, en arrivant au " Forum des Halles " à Paris où beaucoup de personnes sans domicile se regroupent, de répondre à l’une d’entre elles qui se précipitait pour m’ouvrir la porte : " Merci Monsieur, vous m’avez rendu service ". Vous ne pouvez pas imaginer le service que je lui ai rendu. Il était fier de lui-même parce qu’il avait rendu service à quelqu’un. Tout cela pour vous dire comment j’ai appris rendre service à l’autre en lui permettant de me donner de l’aide. J’aurais pu et voulu le faire moi-même, car parfois la personne qui m’ouvre la porte me ralentit plus qu’elle ne m’aide et que la situation me rappelle d’abord mon incapacité, mais j’ai appris à laisser faire l’autre pour me donner l’occasion de lui dire " merci ". Lui est content parce qu’il se sent valorisé.

D’aidé je deviens aidant et tout le monde s’en trouve valorisé.

Voilà des situations qu’il est intéressant d’induire avec les personnes que vous aidez. Faites leur comprendre, de temps en temps, qu’elles peuvent vous rendre service, parce qu’il y a quelque chose que vous ne connaissez pas et que leur expertise vous est précieuse. Vous allez découvrir ainsi des choses intéressantes. Faites appel à l’expertise des personnes handicapées, cela leur permettra de conforter une meilleure image d’elles-mêmes et sera enrichissant pour tous.

Logo sommaire interventionSommaire interventions