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Professionnel
du handicap avant d’être handicapé, j’ai donc été
aidant avant d’être aidé. Je suis passé d’un
côté à l’autre brutalement à la suite d’un
accident de la route. J’ai depuis effectué des études
universitaires pour mieux comprendre l’impact du handicap sur la psychologie
personnelle et dans les rapports sociaux, et c’est en cherchant à
comprendre pourquoi l’autre, éprouve des difficultés
à entrer maintenant en communication avec la personne que je suis
que j’ai été amené à identifier les éléments
qui " parasitent " la communication entre les personnes non-handicapées
et celles qui sont dites l’être. Dans ce champ de réflexion,
les relations entre l’aidé et l’aidant ont évidement
été au centrales.
Les professionnels présents ici interviennent auprès de populations très diverses, et je tiens à préciser que mon intervention se situe sur la base de l’expérience des personnes handicapées motrices adultes et responsables qui souhaitent continuer de pouvoir maîtriser leur vie. C’est ce point de vue-ci que je communique. Il est évident qu’il sera différent pour les personnes âgées très lourdement dépendantes vivant à domicile, pour les enfants, dans le cas de phases hospitalières, à l’occasion de la sortie d’hôpital ou de médicalisations très lourdes. Chaque situation a sa particularité. Par contre, à partir de ce que je vous rapporte en ce qui concerne et ce qui est exprimé par les personnes handicapées les plus autonomes, il semble qu’il y ait un certain nombre de pistes à explorer intéressantes à rapporter à d’autres populations.
Le point sur lequel je voudrais tout d’abord
insister, c’est l’inversion possible des statuts : le
changement d’étiquette. Si la personne handicapée,
l’usager, devient formatrice, elle devient l’aidant. Cette position
propose donc une inversion des rôles ; du statut d’aidant,
l’usager formateur vous impose, à vous professionnels, de
passer à celui d’aidé pour le temps de la formation.
Cette inversion est un enjeu essentiel de la formation des professionnels
par les usagers, et répond à un certain nombre de règles.
Pour celles-ci, je ne citerai que celles que nous avons pu mettre à jour au travers de notre action au GFPH, et dont l’objectif est favoriser la maîtrise de leur vie par les personnes handicapées elles-mêmes. Ce qui m’a frappé, après avoir été infirmier, donc aidant, et après avoir fait des études universitaires sur mon expérience du handicap et de la dépendance, c’est l’impact de ma position de formateur auprès des aidants ; qu’ils soient infirmiers, assistants sociaux ou auxiliaires de vie. Notre problème à nous, personnes handicapées, c’est que nous sommes continuellement en situation de demande d’aide vis-à-vis des professionnels, et ce qui est le plus intéressant dans les formations que nous dispensons, c’est que pour un moment les relations de pouvoir sont inversées. Ce n’est plus vous qui allez m’aider, mais c’est moi qui vais vous aider, et cette expérience est à elle seule formatrice. L’inversion des rapports de pouvoir est formatrice en elle-même, parce qu’elle engage à une humilité de la part de l’ensemble des acteurs, et que cette situation favorise la mise à jour et la maîtrise des problématiques de la relation d’aide. Face à un groupe en formation, je suis toujours fasciné de constater le pouvoir auquel je peux accéder par la simple parole, et je reste parfois préoccupé par les limites que je dois m’imposer pour ne pas prendre complètement le pouvoir sur le groupe. Un bon orateur peut emmener un groupe dans différentes directions à sa guise et, l’Histoire l’a parfois douloureusement montré, un bon orateur est aussi un bon manipulateur, souvent malgré les membres du groupe. C’est aussi pour cela qu’il est
intéressant pour l’usager de se mettre, lui, pour une fois,
dans la position de l’aidant pour ressentir cet enivrement du pouvoir
sur l’autre. C’est aussi pourquoi j’alerte les professionnels
et les personnes non-handicapées en général, sur
ce danger caché au fond de chacun d’entre nous, et que la
première personne dont il faut se méfier dans la relation
d’aide, c’est soi-même. Chacun d’entre nous est
en effet soumis à des réactions instinctives, je ne veux
pas dire naturelles, qui le conduisent à prendre le pouvoir sur
celui qui est plus faible, et il faut qu’à chaque moment chacun
puisse interroger son attitude face à celui qui est plus dépendant,
tout simplement parce qu’il peut facilement " dépasser
les bornes ". Cette surveillance de soi-même réclame
beaucoup d’humilité et est une position souvent très
difficile. Le rôle de l’usager, de notre point de vue associatif et militant, a pour objectif de permettre aux personnes handicapées de garder la maîtrise de leur environnement, et donc de l’intervention des aidants.
Toutes les propositions d’aide, dans
la rue, n’importe où au quotidien, chaque personne handicapée
doit apprendre à les maîtriser. À ma sortie d’hôpital
par exemple, je téléphonais toujours avant de me rendre
quelque part pour demander : " Est-ce que c’est accessible
? Est-ce que je vais pouvoir avoir un coup de main ? Excusez-moi je ne
peux pas aller chez vous car le suis en fauteuil roulant, etc … "
. Et puis, à mesure de mes expériences, je me suis rendu
compte que cette démarche était erronée, et que si
je veux garder la maîtrise de ma vie, il s’agit, quand j’arrive
dans un endroit qui n’est pas accessible, de simplement me dire que
ce n’est pas de ma responsabilité mais " leur "
problème. Si ce n’est pas accessible, surtout si c’est
une administration, je prends plaisir à arriver dans les lieux
sans téléphoner, car ce n’est pas de ma faute et je
n’ai pas de culpabilité à porter en moi. En tant que
citoyen, j’ai des droits et je dois pouvoir circuler librement …
Quand mon hôte me dit du haut des marches qui m’empêchent
d’accéder à son bureau : " Mais comment allons
nous faire ? Vous ne pouvez accéder ! ", je lui réponds
: " Comment allez VOUS faire ? Car VOUS avez un problème
pour m’accueillir ".
Quand j’ai suivi des cours sur l’éducation " spécialisée " à L’Université Lyon2 par exemple, mon professeur et mes collègues me portaient pour monter les quatre étages qui nous séparaient de la salle de cours. Une fois arrivé en haut, je prenais chaque fois un malin plaisir, à m’inquiéter de mes quatre porteurs essoufflés : " Mais l’accessibilité, c’est un problème pour qui ? … Moi ça va, merci. Mais vous, vous avez l’air très fatigué ! ". Mettre dans les mains de l’aidant cette responsabilité est efficace à plus d’un titre. Ce n’est plus ici une inversion des rôles, mais une répartition des responsabilités, et à chaque fois j’ai le sentiment d’aider ceux qui m’aident à identifier l’origine environnementale de mes difficultés : " Oui, effectivement, la prochaine fois que nous aurons une intervention sur l’accessibilité, nous y penserons. ". Ce qui nous préoccupe au GFPH, c’est
de rendre la personne handicapée plus " efficiente "
dans sa façon d’agir sur les autres et sur le monde, notamment
en adoptant ce type d’attitude moins " assistancielle "
et plus responsabilisante pour autrui. Vivre avec les personnes handicapées
et aider les personnes en situation de grande dépendance, c’est
difficile pour tout le monde. C’est d’ailleurs pourquoi je considère
souvent, qu’une fois que la personne handicapée s’est
adaptée à sa condition de vie, c’est de l’entourage
proche dont il faut s’occuper, les personnes qui les aiment et
qui vivent au quotidien avec elles : leurs enfants, leurs conjoints et
conjointes, les membres de leurs familles, leurs amis ... Car elles aussi
doivent apprendre à gérer frustrations et souffrances. Quand je sors et que je suis accompagné, lorsque c’est inaccessible, les personnes qui m’accompagnent subissent elles aussi les conséquences de ma situation de handicap, car elles non plus ne vont pas manger le menu qu’elles auraient aimé apprécier, et qu’elles non plus ne pourront voir le film qu’elles avaient choisi. Ce sont donc aussi les personnes qui m’accompagnent
qui subvissent les conséquences de situations de handicap que je
rencontre. Moi, c’est ma condition de tous les jours et j’ai
mis de longues années pour apprendre à vivre avec, mais
j’ai l’occasion de me battre tous les jours contre " ça
". L’autre, à côté, semble lui beaucoup
plus démuni et je me suis toujours demandé de quels outils
il disposait face à ces situations-là. La souffrance de l’entourage proche
m’interpelle maintenant plus que celle des personnes handicapées.
L’aidant ou la personne de mon entourage, à côté,
cherche la réponse à beaucoup de questions et je n’ai
toujours pas trouvé les réponses à lui apporter,
si ce n’est de lui proposer d’échanger avec d’autres
proches de personnes handicapées qui ont partagé des expériences
avec elles et surmonté les difficultés. Elles seules sont
susceptibles d’apporter des éléments d’information
utiles à ceux qui m’entourent. Les aidants aussi ont besoin d’une
aide. Le problème est que celle-ci n’est
souvent pas reconnue. Il faut donc favoriser les réseaux d’échanges
d’expérience entre ceux qui vivent au quotidien avec les personnes
handicapées : les époux(ses), les enfants … Quoique
chez les enfants de personnes handicapées, j’ai rarement rencontré
de très grandes souffrances liées spécifiquement
aux situations de handicap d’un ou des deux parents. Des frustrations,
oui, mais pas plus que chez d’autres enfants. Pour l’éducation
des enfants, quand l’amour est là et qu’il circule, l’essentiel
est donné. En ce qui concerne les personnes handicapées
dans le rôle de formateurs des aidants, ce qui nous préoccupe
le plus c’est de leur en donner les moyens. J’ai toujours été
fasciné de voir qu’à leur sortie d’hôpital,
et ce quel que soit leur statut social, des personnes devaient devenir
des employeurs qui sachent gérer des bulletins de salaire, qui
doivent connaître la législation du travail, savoir identifier
leurs besoins, donner un certain nombre de directives aux aidants …
C’est tout un rôle d’employeur que la personne handicapée
doit apprendre. C’est pourquoi, une de nos préoccupations
à travers les actions associatives, est de former les usagers,
les personnes handicapées, à pouvoir mieux identifier leurs
besoins et mieux transmettre leurs demandes aux personnes de leur entourage.
Apprendre à demander est fondamental. Il est évident que dans l’éducation
des enfants vers l’autonomie, l’injonction habituelle est :
" On ne demande pas, on fait par soi-même ". Si,
dans l’éducation d’un enfant handicapé, nous faisons
passer ces mêmes schémas, ces mêmes volontés
éducatives, nous ne lui donnons pas les outils qui lui seront utiles,
car une personne handicapée, dans son quotidien, doit d’abord
apprendre à savoir demander, et savoir demander une aide est
souvent un art.
Il y a différentes façons
de demander du soutien, voire de le refuser, et s’il faut apprendre
à demander de l’aide, il faut aussi apprendre à
la refuser et à la diriger.
Des personnes se proposent régulièrement
pour m’aider, de façon tout à fait solidaire et dans
un vrai esprit de générosité il est vrai, mais le
problème est que ceux qui se proposent spontanément sont
parfois submergés par une émotion qu’ils contrôlent
mal. Un exemple : Un jour que j’attendais
patiemment le passage du feu tricolore au rouge pour traverser la route,
et avant que je n’ai pu réagir, une dame m’a emmené
de l’autre côté de la chaussée … ! Le problème
c’est qu’elle ne m’a pas conduit où je voulais aller,
mais à gauche alors que je voulais aller à droite. Il a
donc fallu que je refuse son aide, et ce refus peut être vécu
très vexant pour la personne qui propose son aide. Il ne faut pas
que je passe pour un râleur et m’entendre dire : "
Les personnes handicapées, c’est toujours pareil, on veut
les aider, et elles râlent".
C’est vrai, mais si nous sommes parfois
perçus comme des râleurs, c’est que nous devons l’être
si nous voulons garder la maîtrise de nos vies. Ce que nous avons
à apprendre, c’est à être des râleurs
diplomatiques. J’ai maintenant appris à dire : "
Excusez-moi Madame, mais ce n’est pas comme ça qu’il
faut faire, si vous le voulez, je vais vous montrer, car ce qui m’intéresse
c’est de pouvoir aller où je veux ". Une des caractéristiques
de la vie autonome avec une déficience, c’est qu’il faut
apprendre la diplomatie. Je l’ai apprise sans être très
diplomate de nature et je reste encore un peu direct et directif, mais
j’ai le sentiment que c’est aussi ce qui m’a aidé.
C’est ce qui me permet de rappeler aux autres que dans le fauteuil
qu’ils veulent pousser et emmener de l’autre côté
de la route, il y a un individu qui fait ses choix et qui a ses désirs.
Les aidants doivent porter une grande
vigilance à ne pas enfermer l’aidé dans leur volonté
d’aide, mais doivent chercher à agir pour soumettre leur
soutien aux désirs des personnes handicapées. Souvent les
personnes handicapées éprouvent des difficultés à
identifier leurs désirs et leurs envies, et c’est pourquoi
le GFPH leur propose des formations dont un des buts est qu’elles
prennent conscience de leur droit d’avoir des désirs, et
de les exprimer.
Le plus grand service que nous puissions
rendre aux personnes en situation de dépendance, c’est de
leur donner l’opportunité d’aider l’autre. C’est
valorisant pour tout le monde et tout le monde y apprend. Se faire aider
par une personne qui d’habitude se trouve en situation de dépendance,
c’est inverser les rôles et une situation fondamentale d’apprentissage.
Toute la valeur de la formation de l’aidant par l’usager se
tient ici. Mettre une personne handicapée en situation d’apporter
de l’aide à un professionnel, c’est lui permettre de
retrouver la fierté d’être ce qu’elle est, c’est
lui ouvrir les portes d’une meilleure assurance en ses capacités.
L’usager devient alors un meilleur collaborateur dans le travail
du professionnel et non plus simplement l’objet de l’aide. Je vous encourage donc à travailler
dans ce sens pour prévenir les situations de conflit, car il est
évident que l’on instaure un dialogue en générant
ces inversions de situation, et qu’il n’y a rien de plus satisfaisant
pour les usagers de l’aide personnelle que d’aider quelqu’un
de temps à autre. Comme il n’y a rien de plus satisfaisant
pour moi, lorsque j’arrive devant une porte et qu’une jeune
femme veut l’ouvrir, de lui dire par galanterie : " Je vous
en prie Madame, après vous ! ", c’est-à-dire
de tout simplement de restaurer l’humanité dans la relation.
Je deviens à nouveau humain parce que je respecte les codes
sociaux ordinaires. Nous pouvons donner de nombreux exemples de ces inversions des positions de pouvoir, … Une grande satisfaction, par exemple, a été un jour, en arrivant au " Forum des Halles " à Paris où beaucoup de personnes sans domicile se regroupent, de répondre à l’une d’entre elles qui se précipitait pour m’ouvrir la porte : " Merci Monsieur, vous m’avez rendu service ". Vous ne pouvez pas imaginer le service que je lui ai rendu. Il était fier de lui-même parce qu’il avait rendu service à quelqu’un. Tout cela pour vous dire comment j’ai appris rendre service à l’autre en lui permettant de me donner de l’aide. J’aurais pu et voulu le faire moi-même, car parfois la personne qui m’ouvre la porte me ralentit plus qu’elle ne m’aide et que la situation me rappelle d’abord mon incapacité, mais j’ai appris à laisser faire l’autre pour me donner l’occasion de lui dire " merci ". Lui est content parce qu’il se sent valorisé. D’aidé je deviens aidant et
tout le monde s’en trouve valorisé. Voilà des situations qu’il est intéressant d’induire avec les personnes que vous aidez. Faites leur comprendre, de temps en temps, qu’elles peuvent vous rendre service, parce qu’il y a quelque chose que vous ne connaissez pas et que leur expertise vous est précieuse. Vous allez découvrir ainsi des choses intéressantes. Faites appel à l’expertise des personnes handicapées, cela leur permettra de conforter une meilleure image d’elles-mêmes et sera enrichissant pour tous. |
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