Le jeune homme que j'étais, 25 ans, élève infirmier psychiatrique et randonneur pédestre du week-end, est mort le 24 Avril 1983 à la suite d'un grave accident de la circulation.

L'homme que je suis, étudiant en psychologie et handicapé physique, est né quelques semaines plus tard dans un hôpital de réanimation. Mon histoire pourrait se résumer en ces deux phrases, mais il y manque une partie essentielle ; celle qui résume le déroulement de cette transmutation traumatique qui fait d'une personne saine et vivante un "handicapé physique". Il y a beaucoup trop à dire pour que ce puisse être résumé en ces quelques lignes, charge à moi d'essayer de vous en rapporter l'essentiel.

Après un accident et quinze jours de coma, je me suis donc réveillé dans un hôpital de rééducation fonctionnelle en me demandant où j'étais et qui j'étais. Quand j'ai découvert le décor qui m'entourait, j'ai d'abord cru que l'on m'avait interné dans un des services psychiatriques où je travaillais : odeurs fétides, râles, fauteuils roulants, visages hagards..."Qui sont ces gens qui suis-je moi-même par rapport à eux ?". La seule aire de raison que je pus trouver dans cet univers Dantesque me fut amenée par mon épouse qui, bien qu'elle même très perturbée par ce qu'elle découvrait, sut me donner des informations sur ma véritable identité et les raisons de ma présence ici.

L'univers reprenait un sens ; il me restait à explorer ce corps mutilé dont le nouveau fonctionnement m'était inconnu. "Paralysé, je suis paralysé, paralytique, handicapé, autre que celui que je connais !" "Mais je suis dans un hôpital, on va me soigner, je vais guérir, revenir "comme avant", il suffit de se battre."

Ce raisonnement a été le mien, et cette hypothétique guérison a été mon premier moteur, celui qui m'a permis de survivre. La prise de conscience de l'aspect définitif de mon traumatisme n'était pas concevable au début, elle n'est venue qu'avec le temps, lorsque j'ai rencontré d'autres personnes vivant depuis plusieurs années dans un fauteuil. Ce sont ces "anciens" handicapés qui m'ont fait comprendre que tout n'est pas fini, que la vie est encore possible après, et je dois dire que si la médecine m'a permis de survivre, ce sont ces "anciens", porteurs d'expérience, qui m'ont permit de vivre.

Le maniement du fauteuil, la conduite de la voiture, la sexualité, tout, dans leurs bouches et dans leurs corps, prenait un sens beaucoup plus important que ce que le personnel "valide" de l'hôpital essayait de m'apprendre.

Ils m'ont aidé aussi à balayer de moi l'image dégradante du handicapé dépendant, assis dans son fauteuil avec un plaid sur les jambes et une timbale dans la main, pour la remplacer par celle de la personne active et indépendante à qui je pouvais avoir envie de ressembler. Bien sûr P.SEGAL était sur ma table de nuit. Mais il est un héros lui, un être exceptionnel qui a réalisé des exploits, mais moi, dans mon ordinaire, j'avais besoin de me reconnaître en des gens ordinaires.

Lorsque nous basculons, nous et notre entourage, dans cet univers inconnu du handicap, nous avons besoins de savoir et d'être rassurés, nous avons besoins avant tout du témoignage des autres, de leurs expériences et de leurs solutions. Nos proches subissent un traumatisme équivalent au nôtre, mais ils n'ont pas, eux, la solution que nous avons de se battre contre ça. Ils subissent nos humeurs, nos incapacités, nos exclusions, nos besoins, mais jamais, ou rarement, ils ne sont reconnus comme souffrant. C'est toujours nous que l'on plaint, que l'on aide, que l'on reconnaît ; c'est évident dans les premiers instants, mais il faut savoir que le handicap ne sera jamais porté par un seul, mais par tous les membres de la famille.

Si je peux résumer les besoins que nous avons eu mon épouse et moi après mon handicap (nous pourrions presque dire notre handicap), je dirai que nous avons eu besoin de savoir et besoin d'être compris. Ce savoir et cette compréhension, nous ne l'avons toujours trouvé que chez les gens qui avaient l'expérience.

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