Introduction
Le jeune homme que j'étais, 25
ans, élève infirmier psychiatrique et randonneur pédestre
du week-end, est mort le 21 Avril 1983, à 19h45, dans un accident
de la route.
L'homme que je suis est né quelques
semaines plus tard, dans un hôpital de réanimation, handicapé
physique et, grâce à Dieu, lucide.
Mon histoire pourrait se résumer
en ces quelques lignes, si ce n'est qu'elle arrive et arrivera à
d'autres qui se réveillent ainsi dans un corps qu'ils ne connaissent
plus, corps dé-formé, parce que tronqué d'une partie
de son fonctionnement.
Démuni de mon corps et de mon
travail, je me suis donc retrouvé dans la vie comme un étranger.
Je n'avais plus de place.
Paraplégique, je ne correspondait plus
aux normes de l'hôpital qui m'employait, et l'on peut se demander
comment un établissement qui travaille avec la différence
et le handicap psychologique peut adopter une politique sociale contribuant
à l'exclusion et à la dévalorisation.
Bref, les faits sont là et je
dois dire que je ne me sentais pas l'envergure de reprendre un emploi
dans les années qui suivirent mon traumatisme; trop de choses étaient
changées en moi et tout restait à reconstruire sur les décombres
de ma vie.
Dans la lignée de la formation
aux fonctions d'infirmier psychiatrique que je suivais, je décidai
de m'engager dans des études universitaires, pour ma réhabilitation
d'abord, mais également sur un sujet qui m'est apparu comme réclamant
un réflexion psychanalytique: Les conséquences psychologiques
d'un traumatisme médullaire.(Qui a rapport à la moelle, la
moelle épinière dans ce cas) Ce livre est issu de mon travail
universitaire.
Ce qui m'a frappé au fil de ma
progression dans "le monde handicapé", c'est le dénuement
total de ceux que j'y ai rencontré, dénuement qui m'a fait
vivre avec d'autres écorchés de la vie des moments d'intimité
et de vérité qui, dans ma vie debout, ne se présentaient
qu'en de rares occasions. La souffrance de l'autre me sautait parfois
à la figure, évidente comme un bouton sur le nez, pernicieuse
comme un virus et incontrôlable comme un raz de marée.
Pour ceux qui échouent à
la réadaptation, la souffrance psychique m'apparut comme une des
principales causes de leurs blocages et de leurs démissions. Vivre
le corps démembré est dur, de toute façon, mais l'entourage
qui est proposé à ceux qui stagnent dans la dépendance
ne se résume qu'en quelques structures institutionnelles d'assistance,
où rien n'est évolutif et qui font trop souvent penser à
des mouroirs ou à des "guettos".
J'ai été étonné
de la pauvreté en réflexions psychologiques sur ce thème
du handicap physique, alors que les grands concepts psychanalytiques font
ressortir la liaison étroite qui existe entre corps et psychisme.
Il est vrai que je n'ai pas effectué une recherche approfondie
de documentation, mais la simple absence de telles réflexions chez
la plupart des éditeurs "spécialisés" est déjà
un signe.
En l'absence de chaise, ma solution a
été de m'en confectionner une.
Le partage de cet ouvrage en trois partie
est la transposition des trois étapes nécessaires à
la résolution de toute crise. Etapes qui sont celles que proposent
encore les rites de passage des sociétés traditionnelles
pour encadrer et accompagner les êtres en crise: Les adolescents
qui doivent passer de l'enfance à l'âge adulte, Les individus
qui perdent leur conjoint et les vieillards qui perdent la vie. -La séparation:
le temps du traumatisme, de la séparation d'avec le groupe.-La
réclusion: Le temps de l'épreuve et de l'élaboration
psychique.-La réintégration: Le temps du retour au groupe,
à une place préparée et avec un rôle et des
responsabilités nouvelles. Dans le cadre de ma réflexion,
j'ai ponctué ce dernier titre d'un point d'interrogation: Quelle
réintégration pour l'infirme?
La séparation, dans ce livre,
est le récit d'une histoire de plus en plus banale. Une histoire
malheureuse, car elle est celle d'une perte, et heureuse, car elle est
celle d'une vie sauvée. le premier paradoxe est là: je suis
vivant.Pourtant, ma situation de personne handicapée physique fait
trop souvent naître la pitié, car si vivre est toujours difficile,
vivre le corps mutilé l'est plus, nous dît-on.Il est vrai
que la vie mutilée des capacités motrices de son support
corporel nous rapproche de l'essentiel, et cet essence est tout autant
terrible qu'elle est fantastique. Terrible, car la mort qui est rattachée
à tout traumatisme corporel important est une réalité
que certains n'osent, ou ne peuvent, regarder en face.
Que cache t'elle ? A quoi ressemble l'au-delà
? Existe t'il seulement ? Questions qui ne peuvent trouver que des réponses
individuelles.
Le récit d'une mort et le vécu
d'une naissance ouvrent donc ce récit et nous entraînent
dans les angoisses causée par un traumatisme médullaire.Pour
ma part, c'est en voyant les autres dans leur souffrance que la mienne
m'est apparue plus douce et plus facile, et le fait de vivre un traumatisme
semblable aux leurs m'a fait pressentir une des origines possible de cette
souffrance. Que les êtres soient égaux dans la détresse
est flagrant pour celui qui y est; la réhabilitation, par contre,
semble n'être outrageusement accordée qu'à certains.
Après avoir perdu l'usage de ses
jambes, techniquement et froidement, il faut gonfler les muscles qui restent,
apprendre à conduire sa "petite charrette" et mettre sa fierté
dans sa poche pour le reste. Certains y arrivent, pas tous. beaucoup restent
sur le pavé et croupissent dans leur désespoir, leur révolte
ou leur abandon.Pourquoi ? Pour gonfler un muscle, il suffit de tirer
dessus. Mais ça ne marche pas à tous les coups; quelques
cas viennent enrayer la mécanique chirurgicale, font sauter les
verrous du savoir Hippocratique et nous rappellent douloureusement que
le corps ne trouve sa plénitude que grâce à la force
qui l'habite, ou sa décrépitude lorsque cette force ne trouve
pas les voies de sa canalisation.
La réclusion est la partie de
ce livre qui contient l'élaboration que j'ai pu faire avec les
concept psychanalytiques; elle est construite dans l'optique d'un travail
à faire reconnaître en vue de ma réintégration.
En dehors de la description des trois personnes prises comme sujets d'étude,
le langage purement technique et les références nombreuses
de ce développement apporterons, je l'espère, au lecteur
les moyens d'une réflexion spécifique sur le handicap physique
traumatique, en même temps que le témoignage d'un de ceux
qui "y est passé". Base de discussions et de critiques que j'espère
nombreuses, cette partie n'est que travail et élaboration.
La réintégration?, dernière
partie de ce livre, à été la plus difficile à
écrire, et est la plus difficile à vivre.Difficile à
écrire, car si dans les précédents chapitres j'ai
tenté de mettre en mots et en concepts ce que j'ai vécu
et ce que d'autres peuvent vivre dans une situation identique à
la mienne, j'ai essayé ici de comprendre comment "l'autre", celui
qui est resté dans son intégrité, réagissait
à la vue de nos corps déformés. Ce sont des pages
qui veulent décrire et analyser avec les concepts à ma disposition,
quelques une des réactions de l'être sain de corps face à
la difformité de son vis à vis, et si j'ai eu le sentiment
de déranger quelque peu, d'être parfois revendicatif, je
n'ai pu le faire qu'en pensant à ceux que j'ai rencontré
au fond de quelques institutions "spécialisées".
Difficile à vivre, car si dans
le temps de la séparation et celui de la réclusion nous
sommes seul face à nous même, le temps de la réintégration
fait intervenir "l'autre", et que cet autre, différent de nous
maintenant, semble souvent dérangé par les stigmates que
lui présentent nos corps meurtris. Parce que s'il est déjà
difficile de nous accoutumer à la diminution de nos capacités
corporelles, il est plus difficile encore de se sentir responsable du
malaise de celui qui nous regarde.
Pour terminer ces quelques pages destinées
à vous introduire dans le lieu de mes pensées intérieures,
il ne me reste plus qu'à crier tel un forain devant son stand:
"Entrez. Entrez, Mesdames et Messieurs, entrez
dans un univers que vous ne soupçonnez peut être pas, dans
le monde de ceux qui ont perdu leur corps, dans un espace à part
du vôtre et dans une aventure qui nous rapprochera, peut-être,
des vérités profondes que nous partageons tous, malgré
tout".
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